Governor Erkki Liikanen
Banque de France
Paris, 29 June 2018                                                 

LES ENJEUX FUTURS DES BANQUES CENTRALES

Je voudrais tout d’abord remercier François Villeroy, mon collègue et ami, pour son invitation. J’ai le plus grand respect pour la Banque de France, ses traditions et ses efforts continus pour faire valoir les idéaux européens. La Banque de France est une des banques les plus fortes de l’Eurosystème, tant par sa capacité opérationnelle que par la qualité de ses études.

Après les années de la « Grande modération », nous avons vécu la crise financière internationale qui s'est transformée en une double récession en Europe. Finalement, la reprise économique commence à ouvrir la voie à une forme de « normalisation » de la politique monétaire.

Cependant, cette « normalisation » ne signifie pas un retour au contexte financier passé ou aux pratiques des banques centrales considérées comme normales il y a une dizaine d’années.        

Les banques centrales doivent réfléchir à leur rôle dans l’économie et la société. Je vois plusieurs bonnes raisons d'agir ainsi.

  • L’une d’elle est que les besoins pratiques en politique monétaire dans la période post-crise ont entraîné un développement de l’échelle et de la portée des opérations des banques centrales beaucoup plus important que ce que l’on considérait comme normal avant la crise. Par la force des choses, les banques centrales ont montré leur côté pragmatique en contribuant à restaurer la stabilité financière et à surmonter le danger de la déflation.
  • La deuxième raison incitant à réfléchir sur le rôle actuel des banques centrales est liée aux changements sociétaux observés ces dernières années. Une tendance à l’augmentation du scepticisme vis à vis des institutions établies a émergée dans de nombreux pays, une sorte d’aliénation à l’endroit des structures institutionnelles des sociétés démocratiques. 

    En tant qu’institutions publiques indépendantes opérant en vertu du droit, les banques centrales doivent faire attention à cette évolution. Les banques centrales doivent trouver des moyens d’encourager l'assentiment du public vis à vis de leur statut et de leur mandat.

    En Europe se dessine un aspect particulier de ce changement sociétal. La montée des nationalismes a alimenté un certain scepticisme vis à vis du projet européen en général et, occasionnellement, de l’euro. C'est évident, l’euro est aujourd’hui tellement vital pour nos économies et la construction politique de notre continent que sa légitimité ne doit pas être menacée. L’architecture institutionnelle soutenant la monnaie commune doit être protégée et renforcée. C'est pourquoi les banques centrales en Europe doivent réfléchir avec soin à la manière de relever ce défi.
  • Une troisième raison est technologique et concerne en particulier la vague de numérisation ou même la digitalisation. Ce n’est pas un nouveau phénomène, même dans le secteur bancaire. Mais il y a des raisons de penser que le processus de numérisation a maintenant atteint un point où il peut avoir un potentiel disruptif sans précédent. Ceci peut transformer la nature du secteur bancaire au-delà de ce que nous pouvons prévoir. Pour les banques centrales, ceci peut induire des questions existentielles sur, entre autres, le rôle de la monnaie centrale et l’intégrité du système de règlements.

Je me concentrerai ici sur les deux premiers de ces facteurs de changement.

Stratégie de politique monétaire

Tout d’abord, en parlant de politique monétaire, il faut distinguer les objectifs des outils.

La palette des outils utilisés par les banques centrales s'estcertainement beaucoup étoffée par rapport aux pratiques des années 2000.  

Actuellement, la BCE est en train de réduire progressivement et de conclure son programme d’acquisition nette d’obligations à la fin de l’année.  Cette conclusion reflète l’opinion du conseil des gouverneurs que l’économie de la zone Euro revient peu à peu à la normale. Cependant, les nouveaux instruments de politique monétaire font maintenant et définitivement partie de la boîte à outils des banques centrales et peuvent être réactivés si la situation le nécessite.  

Même si les instruments de politique monétaire ont beaucoup changé durant la dernière décennie, les objectifs de la politique monétaire n’ont pas été remis en cause. La stabilité des prix reste l’objectif primaire de la politique monétaire.

Notre engagement pour la stabilité des prix a survécu à tous les tests : il n’a pas empêché la politique monétaire de soutenir l’activité économique et l’emploi d’une manière significative.  

Malgré cela, il est de temps en temps nécessaire d’interpréter la stratégie de politique monétaire dans de nouveaux contextes. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui?

Certains économistes ont proposé une stratégie de politique monétaire alternative, appelée « Ciblage du niveau des prix ».

Je crois que le ciblage du niveau des prix implique de nombreuses difficultés pratiques liées à la communication mais aussi à la façon dont il fonctionne si la cible n’est pas complètement crédible. L’adopter représenterait aussi un changement radical, rendant particulièrement ardus les problèmes de communication.

Les avantages du ciblage pourraient être obtenus en s’engageant à un objectif du « en-dessous mais près des 2 pourcents », en moyenne sur tout le cycle économique.

À mon avis, la politique monétaire devrait donc viser un taux d’inflation moyennant « en-dessous mais près des 2 pourcents » sur le moyen terme. Cela signifie que, quelle que soit leur direction, les écarts par rapport au taux d’inflation moyen doivent être vus comme indésirables.

Stabilité financière

Venons-en à la stabilité financière, restée sous-développée lors de la création de l’UEM. Peut-être que la négligence envers la stabilité financière était due à la réticence à aborder des questions politiquement difficiles, ou peut-être s’agissait-il d’un optimisme illusoire surestimant la stabilité des marchés financiers et monétaires en général.

Nous avons payé un lourd tribut pour cette négligence. Je prétends que le fait que la zone Euro a vécu une longue période de croissance basse est lié à la fragilité financière de son architecture. Certains postes de la facture ne sont pas encore complètement réglés, comme les prêts non productifs hérités des années de crise, toujours inscrits dans les bilans de certaines banques.

De grands progrès institutionnels ont été réalisés dans le domaine de la stabilité financière, en particulier depuis 2012, lorsque le projet de l’Union bancaire a été lancé avec l’unification de la surveillance du secteur bancaire et la création du mécanisme de résolution unique. Ce sont de grands accomplissements européens.

Cependant, il est nécessaire de continuer à travailler sur trois chantiers :

  • Premièrement, Le fond de résolution unique a besoin d’un filet de sécurité fiscal pour garantir sa capacité à fonctionner dans toutes les circonstances et assurer la résolution ordonnée des institutions en difficulté. Le fond de résolution unique est financé de façon privée, son coût étant assumé par les banques, mais il a besoin de ce filet de sécurité liquide permettant d’éliminer tout doute concernant son effectivité.
  • Deuxièment, il faut créer un régime d´assurance  des dèpôts  européen, basé sur des payements proportionnels aux risques induits. Ceci assurera la résistance des marchés de dépôts au sein de notre zone monétaire en égalisant la confiance envers les dépôts bancaires, quel que soit le pays d’origine de la banque recevant le dépôt.   
  • Troisièmement, il faut créer l’Union des marchés des capitaux. C’est une priorité souvent soulignée par François Villeroy.  J’apprécie son engagement européen et sa cohérence vis-à-vis de cette question.  Je le soutiens et partage son avis.

Le développement des marchés des titres européens aiderait le système à déplacer vers les investisseurs privés une partie du risque lié aux fluctuations économiques asymétriques. Actuellement, et en particulier avant la crise de l’euro, les flux transfrontaliers de capitaux au sein de l’Europe ont beaucoup trop été générés par les banques, celles-ci empruntant sur les marchés internationaux et prêtant sur leur marché national. Ceci rend les banques trop vulnérables au risque pays.

Communication de la banque centrale et liaison avec les décideurs politiques et le public

L’environnement médiatique et le champ politique ont été radicalement transformés ces dernières années, pas partout de la même façon, mais je crois que les implications pour les banques centrales sont largement similaires dans de nombreux pays.

Ces changements résultent d’un mélange de plusieurs facteurs. L’un d’eux est la révolution des médias sociaux, qui a réduit le prestige et l’influence du journalisme et des médias de masse traditionnels. Les explications liées à l’économie réelle sont à trouver dans la globalisation et la révolution technologique qui augmentent les sentiments d’insécurité. 

Il y a deux historiens dont j’apprécie beaucoup l’expertise sur la Russie, Hélène Carrère d’Encausse et Stephen Kotkin.  Ce dernier a récemment écrit dans la revue « Foreign Affairs » à propos du modèle actuel de globalisation : « Cette activité économique réorientée augmente l’inégalité domestique des opportunités et le sentiment de trahison des politiques dans les pays riches. Pour certains des perdants, la blessure est aggravée par ce qu’ils ressentent comme une insulte culturelle, au fur et à mesure que leurs sociétés perdent de leur familiarité. Les élites occidentales se sont appliqués à tirer les avantages de la globalisation plus qu’à en minimiser les coûts et, résultat, ils ont suralimenté le processus et aggravé ses conséquences conflictuelles. »

L’analyse de Kotkin est une critique de la façon dont a été gérée la transformation économique récente. En continuant ce raisonnement, la crise de légitimité actuelle des institutions démocratiques serait donc une conséquence de l’aveuglement social des décideurs politiques et économiques des sociétés occidentales.

Il n’est pas nécessaire de partager complètement l’analyse de Kotkin, mais il a soulevé des points importants et le nouvel environnement médiatique et politique nécessite une certaine réorientation des institutions publiques, y  compris des banques centrales.

L’expression la plus radicale de l’euroscepticisme est visible en-dehors de la zone Euro. Mais pour les banques centrales de l’Eurosystème, l’érosion de la confiance en la monnaie commune serait un développement très regrettable pouvant rendre leur travail plus difficile. 

Les changements nécessaires comprennent une amélioration de la communication et la responsabilité volontaire vis-à-vis du public.

Dans le nouvel environnement politique des communications, nous devons développer de nouvelles formes de transparence et de nouveaux canaux d'interaction avec la société civile.

Ce serait bien arrogant d’assumer que les fonctionnaires des banques centrales possèdent toute la sagesse et toutes les informations nécessaires pour diriger les marchés financiers.  Il est fatal de donner au public l’impression que c'est ce que nous pensons de nous-mêmes. 

La confiance dans les banques centrales est importante pour la crédibilité et le succès de la politique monétaire. Un haut niveau de confiance publique peut aussi donner aux banques centrales un rôle naturel et constructif dans les discours de politique économique de leur pays respectif.

Une banque centrale, même indépendante, n’a pas besoin de devenir une institution technocratique s’isolant dans sa « tour d’ivoire » et étudiant l’économie d’un point de vue délibérément étroit.  Au contraire : la contribution d’une banque centrale impartiale et source d’expertise économique peut favoriser le débat économique et la formulation des politiques, tout en entretenant un engagement fort avec la société au sens large.

Comme Jean Tirole, lauréat du Prix Nobel, l’a écrit dans son livre « Économie du bien commun », l’économie est la science des moyens, pas des fins. C’est une déclaration qui légitime la participation des économistes aux discussions politiques. Tirole voit un rôle d’expertise neutre, où les économistes peuvent participer sans pénétrer le champ politique.

Nous devons être humbles et éviter l’arrogance du passé. Les économistes ne peuvent pas tirer des jugements de valeur normative de leur savoir technique. Le choix des objectifs et priorités politiques doit être laissé aux décideurs politiques.

Une de mes priorités en tant que Gouverneur a été de renforcer le rôle de la banque centrale dans les débats de politique nationale en Finlande. 

Nous avons régulièrement mené et publié des analyses indépendantes des problèmes de l’économie finlandaise. Nous avons eu fréquemment des échanges approfondis avec les décideurs et les organisations d'intérêt particulier, comme les organisations du marché du travail.

Par exemple, nous avons suivi et fréquemment commenté le développement de la compétitivité de l’économie finlandaise, qui s’est détériorée sensiblement juste avant la crise financière internationale.

Notre participation aux discussions de politique économique a été bien reçue et nous avons positivement contribué aux négociations salariales destinées à restaurer la compétitivité de l’économie finlandaise. Cette confiance est le fruit de l’impartialité de nos contributions.     

Sur un autre niveau, nos économistes de tout rang rendent directement visite aux universités, écoles, entreprises et syndicats. Ces visites servent bien sûr les objectifs de communication mais ce n’est pas le seul avantage, ni même nécessairement le plus important. On apprend beaucoup des questions posées par des gens non formés dotés de bon jugement.

L’interaction générée par ces visites constitue aussi une expérience d’apprentissage pour le personnel. Cela permet de mieux comprendre les différents besoins et d’apprendre à mieux communiquer avec des personnes qui ne sont ni des confrères ni des experts financiers.

L’expérience a été plus positive que prévue.

Pour renforcer notre visibilité, nous utilisons les médias sociaux. Les économistes de la Banque de Finlande ont, depuis quelques années, été encouragés à participer aux médias sociaux. En utilisant les médias sociaux, ils peuvent développer leurs réseaux professionnels et augmenter le nombre d’abonnés. Les médias sociaux sont particulièrement utiles pour diffuser et promouvoir les études, blogs et commentaires publiés sur le site Internet de la Banque de Finlande.

Le message doit être aussi simple que possible, mais pas plus simple (Einstein).

Conclusion

Mesdames et messieurs :

La question stratégique la plus importante concerne l’aptitude à gérer continuité et changement :

Les banques centrales comme d’autres organisations, doivent s’adapter et changer pour survivre. Dans les circonstances présentes, je pense que le besoin d’adaptation est particulièrement fort. Nous devons rester vigilants vis à vis des exigences de changement induites par l’environnement financier, social et technologique.

En même temps, les banques centrales sont, comme beaucoup d’autres institutions publiques, gardiennes de la continuité. Le mandat que nos dirigeants politiques nous ont donné concerne de façon très explicite la continuité : les banques centrales sont les gardiennes de la valeur de la devise (au nom de la stabilité des prix), de la stabilité financière, de la sécurité et de la sûreté des systèmes de paiements, etc.

Au niveau général, le défi est de trouver le bon équilibre entre changement et adaptation, continuité et persistance. C'est une tâche ardue que nous devons mener, en utilisant notre leadership et en combinant ingénuité et esprit d’équipe. 

Je vous remercie de votre attention !